“Vision” est un projet artistique né dans la violence d’une tempête émotionnelle. Pourquoi faire mon métier de photographe, contribuer à cette pollution visuelle constante ?
J’ai eu un désir violent d'exprimer mon rejet vis à vis de notre monde ultra visuel qui étouffe tous nos sens, mon dégout vis à vis de la boulimie d'images de toutes qualités que nous sommes forcés d'ingurgiter tous les jours sur les panneaux d’affichage, les prospectus, les téléphones, les vitrines...partout.
Alors j’ai fait un pied de nez à la société de consommation et au visuel tout puissant : un groupe d'aveugles participants aux cours de réhabilitations au centre national pour les aveugles NCBI de Dublin a pris pour moi une série de photos représentant pour eux le monde de la consommation selon eux. Un peu décalé comme angle pour une photographe, je vous l'accorde.
Nous avons passé des mois ensemble, se voyant une à deux fois par semaine. Mes contributeurs sont partis avec moi dans les lieux que le thème de la consommation leur inspirait. Grâce à leur odorat, leur ouïe ou autre, ils ont été les maitres du moment judicieux pour appuyer sur le déclencheur de l’appareil photo automatique, le cadrage juste par rapport à leur représentation spaciale du lieu, d’eux même par rapport au lieu (il y a une conscience de soi bien plus grande quand la vue n’est pas un sens disponible en soi). A leur coté, j’ai enregistré le son ambiant, clameurs de marché, silence d’une boutique au calme, bruit blanc de l’air conditionné d’une grande surface … autant de choses qui sont parties élémentaires de leurs propres expériences de consommation en tant que déficient visuels, à défaut de pouvoir enregistrer les odeurs ou le toucher...
Le projet que j'ai dirigé avec le NCBI a fait l’objet de la publication d’un livre tactile et sonore “VISION” qui contient des descriptions en braille, et a donné lieu à une exposition multi média.
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Pendant les mois de travail, nous avons d'abord appris à nous connaitre, j'ai expliqué le but de ma démarche, ils m'ont ouvert au monde complexe de la vie sans vision dans un monde obnibulé par la vue, leurs histoires, leurs peurs et leurs joies. Puis chacun a choisi un lieu qui répondait pour eux au thème de la consommation que j'avais imposé. Pour certains c'était le lieu où ils se sentaient à l'aise, hors de danger; pour d'autres des lieux qui n'avaient pas de sens, ou encore des lieux où les odeurs, les sons les attiraient.
Pour une majorité des participants cette expérience a été l'occasion d'une réflexion sur leur relation avec leur environnement qui était assez nouvelle.
Je suis sortie riche de ces rencontres, de la découverte du monde des déficients visuels, de l’expérience de mes autres sens, et la conscience de la beauté du monde qu’il m’est donné de voir et recevoir tous les jours grâce à mes yeux d’aigle !
Assez régulièrement ce projet me fait des clins d’œil au fil des conversations, des rencontres. Il y a eu par exemple le génialissime épisode de This American Life sur Batman : Daniel Kish, un aveugle qui voit tout aussi bien que les voyants grâce à sa technique de claquement de langue (un système de "navigation" similaire aux chauves souris) qui se bat pour que les aveugles n'acceptent pas leur état de dépendance physique mais apprennent à voir l'espace comme il le fait. http://www.thisamericanlife.org/radio-archives/episode/544/batman
Une des membres du groupe apprenait la dactylographie en braille, aussi nous en avons profité pour passer des heures à retranscrire les textes du livre, les petites biographies de chacun, et leurs explications sur ce qu'ils ont choisi de photographier. Cela nous a permis d'avoir 2 copies du livre Vision en braille et une exposition avec non seulement les photographies imprimées sur toile texturée, mais avec l'explication en braille en dessous. Le son ambiant de chaque lieu jouait en fond également.
Grâce à ce projet, j'ai l'occasion de trouver le meilleur sujet possible pour mon tout premier film, John Monahan, un aveugle du comté de Mayo (ne vous inquiétez donc pas si vous ne comprenez rien a ce qu'il raconte son accent est fort) qui dont le charisme l'a rendu très populaire au centre pour aveugles.
Ce qu'il raconte dans cette vidéo, c'est la solitude d'un enfant qui est amené à vivre dans un centre spécial loin de sa famille, le lien très fort qu'il a avec le Phoenix Park dans lequel nous avons filmé son reportage, un parc où il pouvait apprécier la nature, les sons, les odeurs; la perte de sa vue n'a vraiment été complète qu'à l'adolescence aussi il raconte la visite du Pape Jean Paul II (qui s'était déroulée justement dans ce parc), un des derniers souvenirs visuels qu'il conserve. Et il poursuit en expliquant que ses balades à l'aide de sa canne lui apportent des idées de romans, d'histoires, et qu'il souhaite briser les idées reçues sur ce qu'un aveugle peut faire ou non.
Ce projet audiovisuel m’a donné le goût du storytelling, des histoires d’Hommes en général, et d’expérimenter pleinement le son et le mouvement.